En 1958, peu de gens avaient entendu des choses pareilles : le scat. Les remaniements audacieux. Les sons rauques qui changeaient de rythme, changeaient de dynamique, rappelaient une trompette, un trombone, les slaloms dorés d’un saxophone ténor. Elle ressentait, ressentait vraiment, chaque mot qu’elle chantait. Une femme de jazz remarquable.
« Qu’est-ce que je t’ai fait ? » a-t-elle demandé, magnifiquement dérangée, sur « You’re Driving Me Crazy » de Walter Donaldson, le morceau d’ouverture de « Out There », son premier album “bebop-tastique”.
“Betty Bebop”
Elle s’appelait Betty Carter et avait 28 ans. « Betty Be-Bop », comme la surnommait Grace Hampton, épouse du vibraphoniste et chef d’orchestre Lionel Hampton. C’est au sein du groupe d’Hampton que que Betty avait fait ses débuts de 1948 à 1950. Parmi ses camarades de groupe figuraient le bassiste Charlie Mingus, l’étoile montante de la guitare Wes Montgomery et plusieurs musiciens liés à Dizzy Gillespie. Dizzy qui avait entendu Carter, fille d’un directeur musical d’église et originaire de Détroit, lors d’une soirée amateur et s’était extasié devant ses prouesses.
Résolument indépendante, Betty Carter avait une confiance surnaturelle. Encore adolescente, elle n’hésitait pas à se faufiler pour auditionner dans des spectacles amateurs, en exhibant son faux certificat de naissance pour entrer. Carter n’a jamais fait de compromis, ni sur la beauté de son art, ni sur la singularité de son style.
Elle a posé ses valises sur sa propre chanson « I Can’t Help It », la seule composition originale des 12 titres de « Out There » : « Avez-vous pensé à l’effet que cela fait à votre âme ? Vous la vendez quand vous jouez le rôle de quelqu’un d’autre », a-t-elle chanté, soulignant son authenticité tout en repoussant les limites de la mélodie et de l’harmonie.
Betty Carter – Out There With Betty Carter
Charlie Parker, autre architecte du bebop, appréciait également la jeune Carter. Elle avait travaillé avec son groupe, avec ses étoiles montantes Miles Davis, Tommy Potter et Max Roach, telle une boppeuse fabuleuse et imperturbable. Sans surprise, chaque fois que Hampton lui demandait de swinguer, elle le faisait à contrecœur ; il avait ensuite lancé « The Kid » – son surnom pour Carter – à plusieurs reprises. C’est en grande partie grâce à Hampton que Carter est célébrée comme l’une des dernières chanteuses de la “big band era” mais en 1951, elle était à New York, chantant à l’Apollo, sous les feux des projecteurs.
Révélée au grand public avec “Out There”
De la même manière que les planètes gravitent autour du soleil, un gratin de musiciens d’exception a participé à « Out There » : Ray Copeland est là à la trompette. Melba Liston, tromboniste de jazz, arrangeuse et collaboratrice de Randy Weston (la chanson de Weston « Babe’s Blues », co-écrite avec Jon Hendricks, est ici). Le désormais mythique Gigi Gryce est également présent, dirigeant l’ensemble au saxophone alto, faisant une pause après avoir dirigé le Jazz Lab Quintet (1955-1958) avec Donald Byrd, contribuant à maintenir le dynamisme à travers des morceaux comme « But Beautiful » de Jimmy Van Heusen et « Something Wonderful » de Rogers & Hammerstein, chaque chanson étant revisitée à la sauce Carter.
Écouter « Out There » est une véritable ode à l’émerveillement face à la façon dont une jeune fille de Détroit, haut lieu de la musique noire américaine, a su exploiter sa ténacité et son talent remarquables pour faire connaître le be-bop au grand public. La pochette de l’album, représentant un spoutnik avec le visage de Carter scrutant une galaxie étoilée, trois ans avant le premier alunissage, illustre à merveille le fait qu’il s’agissait d’une chanteuse de jazz qui allait là où peu osaient s’aventurer.
Dans les années 1960, Carter enregistrait avec Ray Charles, tournait avec Sonny Rollins et créait son propre label, Bet-Car. Son double album épique « An Audience With Betty Carter » de 1980 allait figurer parmi les meilleurs albums de jazz de tous les temps. Mais c’est avec « Out There » qu’a commencé son ascension vers la stratosphère du jazz.
Jane Cornwell est une Australienne d’origine basée à Londres. Elle écrit sur les arts, les voyages et la musique pour des publications et plateformes au Royaume-Uni et en Australie, notamment Songlines et Jazzwise. Elle est l’ancienne critique de jazz du London Evening Standard .
Image d’en-tête : Betty Carter. Photo : Frans Schellekens/Redferns.