Il semble se passer quelque chose de spécial chez Blue Note Records en ce moment. L’année dernière, le label emblématique a sorti une série de nouveaux albums qui comptent parmi les déclarations artistiques les plus fortes et les plus passionnantes qu’il ait offertes au monde depuis des années. D’ambiances et de formes variées, ces nouvelles sorties, signées par des stars confirmées et émergentes, renouent avec la tradition Blue Note, rappelant souvent l’ère expérimentale classique du milieu des années 1960, tout en allant de l’avant et en suggérant de nouvelles formes audacieuses pour le XXIe siècle. Retour sur les temps forts récents de cette ère étonnante de Blue Note.

Immanuel Wilkins – Blues Blood (2024)

Le troisième album du saxophoniste alto Immanuel Wilkins est une méditation sombre et pourtant édifiante sur l’histoire des Noirs en Amérique. Interprété avec sensibilité et assurance par son quartet – Micah Thomas au piano, Rick Rosato à la basse et Kweku Sumbry à la batterie – c’est aussi son premier album avec des chanteurs. Mais ce n’est pas qu’un simple recueil de ballades. Il prend aussi des risques, avec de longs morceaux explorant des structures complexes et surprenantes.

Sur « Motion », la voix éthérée de June McDoom flotte sur un groove fracturé qui bascule dans un post-bop effréné. « Everything » entremêle samples parlés et clavier électronique pour créer une émotion montante et pressante, Ganavya y ajoutant des voix sud-asiatiques brûlantes. « Apparition » se déploie dans un paysage sonore chatoyant où se mêlent les exhortations pleines d’âme de Yaw Agyeman, les effets lointains du chant des baleines et la guitare électrique déchirante de Marvin Sewell. Un blues d’un nouveau genre.

Out Of/Into – Motion I (2024)

Wilkins figure également sur le superbe premier album d’Out Of/Into, un collectif de stars qui s’est initialement formé sous le nom de Blue Note Quintet pour célébrer le 85e anniversaire du label en 2024. Avec le pianiste et directeur musical Gerald Clayton, le vibraphoniste Joel Ross, le bassiste Matt Brewer et le batteur Kendrick Scott à bord, il établit une équipe de base essentielle à la résurgence de Blue Note qui apparaît fréquemment aux dates des autres.

Si cette musique fait écho à la période classique de Blue Note, où tant de grands noms travaillaient ensemble au sein d’ensembles interconnectés, elle témoigne également d’un lien stylistique avec le post-bop du milieu des années 1960, illustré par Andrew Hill, Bobby Hutcherson et d’autres. Respectueuse de la tradition du jazz acoustique – et sans peur du swing –, elle propose néanmoins des innovations harmoniques et rythmiques audacieuses qui témoignent de l’évolution infinie du jazz.

Gerald Clayton – Ones & Twos (2025)

Le troisième album du claviériste Gerald Clayton sur Blue Note en tant que leader réunit deux de ses collègues d’Out Of/Into – Joel Ross et Kendrick Scott – aux côtés de la flûtiste Elena Pinderhughes et du trompettiste Marquis Hill, avec en prime la magie de la postproduction du maître du jazz-hip-hop Kassa Overall. À la fois mélodieux et follement expérimental, ce concept extraordinaire est influencé par l’art du turntablism.

Chaque face de l’album propose de magnifiques morceaux évoquant le post-bop, la néo-soul, la fusion et une sensibilité à la musique de chambre, le tout agrémenté de vibraphone mélodieux, de flûte et de piano électrique. En hommage au talent du DJ, l’album est conçu pour que les deux faces puissent être jouées simultanément, les morceaux existants s’imbriquant harmonieusement pour créer de nouveaux univers complexes, mélodiques et rythmiques. Un album unique.

Brandon Woody – For The Love Of It All (2025)

On n’a qu’une seule chance de faire bonne impression, et le premier enregistrement de six compositions originales captivantes du trompettiste originaire de Baltimore Bradon Woody marque l’arrivée d’un jeune artiste d’une grande profondeur émotionnelle et d’une grande maturité. Avec son extraordinaire maîtrise technique et ses lignes fulgurantes, il s’inscrit parfaitement dans l’héritage des légendaires héros du hard bop de Blue Note, comme Freddie Hubbard et Lee Morgan.

Mais ses compositions s’inscrivent résolument dans un contexte post-bop contemporain, habilement soutenues par son groupe Upendo – avec les accompagnements sensibles au clavier de Troy Long, la basse électrique fluide de Michael Saunders et la batterie hyper cinétique de Quincy Phillps. Des thèmes envoûtants d’une sincérité brûlante se déploient dans des performances puissantes qui ne s’enfoncent jamais dans le swing hard-bop traditionnel, tout en suggérant la même vélocité et la même musculature. À suivre de près.

Joshua Redman – Words Fall Short (2025)

Fort de ses presque quarante ans d’expérience en tant qu’artiste, le saxophoniste Joshua Redman a récemment trouvé refuge chez Blue Note. Avec son deuxième album pour le label – qui fait suite à Where Are We, sorti en 2023 –, il dévoile un nouveau quartet composé de jeunes musiciens : le pianiste Paul Cornish, le bassiste Philip Norris et le batteur Nazir Ebo. Jouant des saxophones ténor et soprano, Redman esquisse huit compositions originales et réfléchies, empreintes à la fois de mélancolie et de triomphe.

Le morceau éponyme et « Icarus » sont un post-bop sophistiqué mais pétillant. « Borrowed Eyes » est une ballade doucement douloureuse. Sur « So It Goes », Redman s’entretient avec la saxophoniste invitée Melissa Aldana, privilégiant un hard bop swing entraînant teinté d’une mélancolie suave. « She Knows » va plus loin, sa voix de soprano s’élançant dans une explosion d’improvisation libre, énergique et turbulente. Il y a beaucoup à savourer.

Nate Mercereau/Josh Johnson/Carlos Niño – Openness Trio (2025)

Un son totalement nouveau surgit de nulle part. À eux deux, le guitariste et producteur Nate Mercereau, le saxophoniste Josh Johnson et le percussionniste Carlos Niño ont collaboré avec de jeunes figures du jazz comme Shabaka, Kamasi Washington et Makaya McCraven. Pour leurs débuts sous le nom d’Openness Trio, ils proposent une approche profondément méditative de l’improvisation collective, qui puise autant dans l’ambient et le New Age que dans le minimalisme et le jazz.

Des drones de synthé planants flottent caverneux tels des nuages de gaz interstellaires diaphanes, parsemés de shakers, de cloches et de cymbales scintillantes, tandis qu’une guitare électrique fortement modulée siffle et pleure, et que le saxophone ajoute un commentaire doux et vulnérable. Tantôt abstrait, tantôt chargé d’émotions déchirantes, c’est un baume apaisant d’énergie cosmique conçu pour libérer l’âme – et prouve qu’il y a toujours de nouveaux territoires passionnants à découvrir.

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Daniel Spicer est un auteur, animateur et poète basé à Londres, il a publié des articles dans The Wire, Jazzwise, Songlines et The Quietus. Il est l’auteur d’ouvrages sur la légende allemande du free jazz Peter Brötzmann et sur la musique psychédélique turque.

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_{Image d’en-tête : Joshua Redman, Gerald Clayton, Nate Mercereau / Openness Trio, Immanuel Wilkins, Brandon Woody. Photos : Jen Rosenstein, Ogata, Todd Weaver, Joshua Woods, Deandre Mitchell.}