10 novembre 1956 : Carnegie Hall, New York. Billie Holiday célèbre la parution de « Lady Sings the Blues », ses mémoires controversées écrites par William Dufty. Gilbert Millstein, du New York Times, lit des extraits du livre et Billie chante avec un petit orchestre, faisant preuve d’un humour ironique et d’une grande affection pour le public, et revenant pour plusieurs rappels.

Si la soirée fut perçue comme un « retour » partiel pour l’icône du jazz, ce fut hélas une nouvelle lueur d’espoir dans les trois dernières années tourmentées de sa vie. Un autre moment fort de sa carrière fut toutefois l’album studio éponyme de son autobiographie, paru juste avant Noël 1956. Ce fut le dernier album sorti sur le label Clef de Norman Granz avant sa transformation en Verve l’année suivante.

La majeure partie de « Lady Sings The Blues » a été enregistrée les 6 et 7 juin 1956 aux studios Fine Sound de New York, avec un noyau dur exceptionnel composé de Paul Quinichette au saxophone ténor, Charlie Shavers à la trompette, Tony Scott à la clarinette, Wynton Kelly au piano, Kenny Burrell à la guitare, Aaron Bell à la basse et Lenny McBrowne à la batterie. De l’avis général, Billie et Granz entretenaient d’excellentes relations de travail. Elle lui faisait confiance, et il s’efforçait de l’entourer de ses vieux amis, ne lui faisait que peu de suggestions musicales et était parfaitement conscient de sa santé parfois fragile.

Le morceau titre – coécrit par Billie et utilisant le surnom « Lady Day » que lui a donné le saxophoniste Lester Young – recèle plusieurs particularités intrigantes, notamment la remarquable cadence d’ouverture de Shavers et cet accord de septième majeure toujours inattendu. L’arrangement a également fait l’objet d’une attention particulière : Burrell accompagne le premier couplet, Quinichette accompagne Billie le deuxième et Scott le troisième.

« Strange Fruit », avec la magnifique trompette de Shavers, donne toujours la chair de poule (Billie l’a enregistrée pour la première fois en 1939). Avec plus de 62 millions d’écoutes sur Spotify au moment où j’écris ces lignes, cette version de 1956 reste indémodable.

« God Bless The Child » illustre à quel point Billie appréciait les grands musiciens, Burrell, Shavers, Kelly et Quinichette apportant chacun une contribution remarquable. Et les 30 dernières secondes démentent ceux qui prétendaient que la voix de Billie était épuisée en 1956. Idem pour sa célèbre interprétation de « Good Morning Heartache ». « Tout ce que je chante fait partie de ma vie », disait Billie, et cela transparaît dans ces performances irrésistibles.

L’album a été achevé grâce à quatre titres enregistrés le 3 septembre 1954 aux studios Capitol de Los Angeles avec un groupe de base composé de Harry Edison à la trompette, Willie Smith au saxophone alto, Bobby Tucker au piano, Barney Kessel à la guitare, Red Callender à la basse et Chico Hamilton à la batterie.

Dans le livre de Nat Hentoff et Nat Shapiro, « Hear Me Talkin’ To Ya », Billie déclarait : « J’ai l’impression de jouer d’un instrument à vent. J’essaie d’improviser comme Les Young, comme Louis Armstrong. » Cette approche est parfaitement audible sur « Love Me Or Leave Me » ; son phrasé est tout simplement délicieux, même lorsqu’on perçoit ces rares inspirations.

L’album se termine par trois chansons également interprétées par Frank Sinatra, offrant des comparaisons fascinantes. Billie se délecte de son phrasé décalé sur « Too Marvelous For Words », tandis que « Willow Weep For Me » est sans conteste un moment phare de sa carrière. L’album s’achève sur l’émouvante et intimiste « I Thought About You », une version totalement différente de celle de Sinatra sur son album « Songs For Swingin’ Lovers » de 1956. La voix de Billie y est empreinte d’une profonde mélancolie, mais c’est aussi la performance d’une grande artiste.

Le légendaire photographe de jazz Herman Leonard aurait été choqué par le déclin de Billie lorsqu’il arriva aux studios Fine Sound le 6 juin 1956 pour prendre le célèbre cliché qui orne la pochette de « Lady Sings The Blues ». S’adressant à Granz dans la régie, le producteur aurait lancé : « Bouge-toi et prends ces photos, parce que ce sera peut-être la dernière fois ! » Une remarque qui, hélas, s’avéra juste.

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Billie Holiday
Norman Granz


Matt Phillips est un auteur et musicien londonien dont les articles ont été publiés dans Jazzwise, Classic Pop, Record Collector et The Oldie. Il est l’auteur de « John McLaughlin : From Miles & Mahavishnu to the 4th Dimension » et de « Level 42 : Every Album, Every Song ».


Image d’en-tête : Billie Holiday, décembre 1957, New York. Photo : Don Hunstein/Columbia Records/Getty Images.