Dès ses débuts, le jazz s’imprégnait des rythmes latins. Dès 1914, le « St. Louis Blues » de WC Handy intégrait une ligne de basse afro-cubaine habanera et, au milieu du siècle, les styles musicaux afro-brésiliens dynamisaient certains des sons les plus progressistes, donnant naissance à un genre musical à part entière : le latin jazz.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Au cours des décennies suivantes, des artistes visionnaires s’approprient le modèle du jazz latin et le transforment en de nouvelles formes passionnantes, l’infusant de bebop, de hard bop, de post-bop, de funk, de rock et de soul, créant ainsi des expressions extraordinaires de la fusion latine. Commencez par ces six albums pour vous plonger dans ce style de jazz contagieux.
01 Dizzy Gillespie – Swing Low, Sweet Cadillac (Impulse!, 1967)
Dès la fin des années 1940, les pionniers du be-bop expérimentaient les rythmes afro-cubains. Parmi eux, le trompettiste Dizzy Gillespie, qui noua une passion durable pour cette musique en rencontrant le batteur cubain Chano Pozo en 1947. La même année, ils coécrivirent le standard « Manteca », un incontournable du jazz latin. Dizzy revisitera et ravivera cette ambiance tout au long de sa carrière.
Son album live de 1967, « Swing Low, Sweet Cadillac », contient une version définitive du classique de la samba du compositeur brésilien Jorge Ben, « Mas que nada ». Abordé à un rythme soutenu et avec une attaque percussive puissante, il met en scène Dizzy délivrant un solo scintillant empreint de verve bebop, tandis que le saxophoniste ténor James Moody explore les terres du hard-bop sur les accords de piano électrique insistants de Mike Longo. C’est une joie contagieuse.
02 Grant Green – The Latin Bit (Blue Note, 1962)
Dans la première moitié des années 1960, le guitariste Grant Green était un pilier de Blue Note, prêtant son imagination vive et son articulation à la fois pure et funky à de nombreux classiques du hard bop. Mais il était aussi ouvert à la fantaisie. Son album « The Latin Bit », sorti en 1963, est un recueil pétillant de morceaux célèbres inspirés de la musique latino-américaine, imprégnés de fortes doses de blues et de hard bop entraînant.
Les morceaux incluent le boléro mexicain de 1932, « Bésame Mucho », le standard brésilien de 1939 connu simplement sous le nom de « Brazil », le choro brésilien de 1917 « Tico-Tico » et – pour relier les points – « My Little Suede Shoes » de Charlie Parker de 1951, aux saveurs afro-cubaines. Le jeu de Green est aussi émouvant qu’on pourrait s’y attendre et le tout est animé par la section rythmique à trois hommes composée du batteur portoricain Willie Bobo, du joueur de conga cubain Carlos « Patatas » Valdes et de Garvin Masseaux au chekere africain.
03 Herbie Hancock – Inventions & Dimensions (Blue Note, 1964)
Jouant de la batterie et des timbales, Willie Bobo apporte également son talent au troisième album du pianiste Herbie Hancock, « Inventions & Dimensions », sorti en 1964, en tant que leader, aux côtés du percussionniste cubain Osvaldo « Chihuahua » Martinez aux congas et aux bongos, et du bassiste Paul Chambers. Bien qu’il n’ait que 23 ans à l’époque, Hancock s’aventure déjà au-delà des formes de jazz conventionnelles .
Malgré une instrumentation limitée, Hancock évoque une variété d’ambiances à travers cinq morceaux originaux, du blues modal de « Triangle » au swing vif de « A Jump Ahead ». Mais c’est sur des morceaux comme « Succotash » qu’il innove véritablement, improvisant accords et mélodies tout en s’inspirant des rythmes denses de Bobo et Martinez. Audacieux et imprévisible, il propose un post-bop spontané et d’inspiration latine entièrement nouveau.

HERBIE HANCOCK Inventions & Dimensions
Available to purchase from our US store.04 Luis Gasca – For Those Who Chant (Blue Thumb, 1972)
À la fin des années 1960 et au début des années 1970, le trompettiste mexicain d’origine texane Luis Gasca était un musicien très demandé sur la scène psychédélique de la baie de San Francisco, jouant sur les albums des Grateful Dead et de Santana. Son deuxième album en tant que leader, « For Those Who Chant », paru en 1972, pourrait d’ailleurs être considéré comme un album oublié de Santana, puisqu’il réunit l’ensemble de la formation classique du groupe aux côtés des futures stars du jazz fusion, le bassiste Stanley Clarke et le batteur Lenny White.
Portée par une section de percussions impressionnante de neuf musiciens, la session ne propose que quatre longs morceaux improvisés, ponctués par les explosions impertinentes de Gasca, la guitare planante de Carlos Santana et les profondes inventions du saxophone ténor de Joe Henderson. Avec un clin d’œil aux jams ouvertes de « Bitches Brew » de Miles Davis, c’est le mélange parfait d’afro-jazz-rock mystique et débridé.
05 La Clave – La Clave (Verve, 1973)
Sorti en 1973, « La Clave » est l’album éponyme d’un autre collectif de la baie de San Francisco, mené par le percussionniste panaméen Benny Velarde, et réunissant des musiciens du Mexique, de Cuba et de Porto Rico, ainsi que le pianiste et compositeur argentin Lalo Schifrin. Velarde a fait ses armes auprès de sommités du jazz latin comme le percussionniste Mongo Santamaria et le vibraphoniste Cal Tjader, mais il propose ici un mélange vibrant de salsa, de funk, de rock et de soul, empreints de cuivres.
Le classique afro-cubain de Dizzy Gillespie, « Soul Sauce », bénéficie d’une refonte fulgurante, et la version du groupe de « The Ghetto » de Donny Hathaway s’appuie fortement sur ses racines latines avec un orgue et une guitare percutants, tandis que Schifrin contribue au « Latin Slide » aux percussions puissantes. La Clave n’a jamais enregistré d’autre album, mais ce morceau de paradis reste un classique culte, abondamment samplé par des “diggers” comme le pionnier britannique de la drum and bass, Goldie.
06 Joe Chambers – Samba De Maracatu (Blue Note, 2021)
Le batteur et compositeur Joe Chambers a été l’un des architectes clés de certains des post-bop les plus innovants du milieu des années 1960, contribuant aux albums classiques de Blue Note de Joe Henderson, Andrew Hill, Bobby Hutcherson et d’autres. En 2021, il a fait un retour surprise sur le label après plusieurs décennies, jouant du vibraphone et de la batterie sur son album « Samba de Maracatu », salué par la critique et largement inspiré des rythmes cubains et brésiliens.
Il a suivi avec « Dance Kobina » de 2023, qui explore plus en détail les liens musicaux profonds entre le jazz et Musiques brésiliennes, argentines et ouest-africaines. Avec le percussionniste congolais Eli Miller Maboungo qui ajoute des textures ondulantes à la batterie puissante et sensible de Chambers, des morceaux originaux comme le morceau-titre et « Caravanserai » conservent l’esprit inventif du post-bop des années 1960 de Chambers, tout en prouvant que la fascination du jazz pour les possibilités offertes par les rythmes latins ouvre encore de nouvelles perspectives.
Daniel Spicer est un écrivain, animateur et poète basé à Brighton, dont les articles sont parus dans The Wire, Jazzwise, Songlines et The Quietus. Il est l’auteur d’ouvrages sur la légende allemande du free jazz Peter Brötzmann et sur la musique psychédélique turque.
Image d’en-tête : Instruments de samba au Brésil. Photo : FG Trade.