Changer de carrière, quel que soit l’âge, peut être un défi de taille. Ainsi, lorsqu’Ike Quebec, originaire de Newark et pianiste fortement influencé par le swing facile de Teddy Wilson, traversa l’Hudson au début de la vingtaine pour se tourner vers le saxophone ténor, cela n’était guère de bon augure pour la réussite sur la scène jazz new-yorkaise bondée du milieu des années 1940.

Mais Québec avait étudié attentivement les sorties de Ben Webster et Coleman Hawkins, notamment, et avait pris leurs innovations à cœur. Avec un son aussi puissant, velouté et haletant que celui de Webster, qui résonnait lors des jam sessions nocturnes du Minton’s Playhouse, Québec fut rapidement sollicité comme sideman. Il travailla régulièrement aux côtés de Benny Carter, Kenny Clarke, Hot Lips Page et Roy Eldridge, avant de décrocher une place dans le big band de Cab Calloway, anciennement composé de Chu Berry et d’Illinois Jacquet.

Ike Quebec

The Complete Blue Note 45 Sessions Ike Quebec

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Le jeu de Québec a attiré l’attention d’un jeune label de jazz, Blue Note, et il y a enregistré son premier 45 tours en 1944, « Blue Harlem ». Favori d’Alfred Lion et Francis Wolff, Québec a également servi de dénicheur de talents officieux et de directeur artistique pour le nouveau label, les aidant à rencontrer des habitués de Minton comme Thelonious Monk et Bud Powell. Mais avec l’essor de l’après-guerre, son addiction à l’héroïne l’a rattrapé pendant près d’une décennie et il a été absent de la scène jazz new-yorkaise, sans aucun enregistrement disponible.

Lorsqu’Ike Quebec refit surface en 1959, Blue Note fut là pour aider son ancien collègue. Blue Note était alors à l’apogée de l’ère du hard bop, publiant une multitude d’albums emblématiques, et ils ramenèrent Québec dans le vent avec une série d’enregistrements à faibles enjeux destinés au marché florissant du jukebox. À partir de juillet 1959, Québec enregistra une série de 45 tours qui prouvèrent qu’il n’avait rien perdu de son son au cours de la décennie suivante. Son blues était même devenu plus profond et plus opulent. Mais si l’on ne suivait pas ce qui animait les jukeboxes de Harlem et les juke-joints du pays, ce côté du Québec passait inaperçu. Restauré dans toute sa splendeur analogique grâce à un nouveau mastering de Kevin Gray, « The Complete Blue Note 45 Sessions Of Ike Quebec » rassemble quelque 26 faces que Québec et son groupe ont enregistrées sur quatre dates d’enregistrement entre juillet 1959 et février 1962.

Ike Québec
Ike Québec. Photo : Francis Wolff/Blue Note Records.

« A Light Reprieve » ouvre le disque avec le blues swing qui a marqué tant de sessions Blue Note de l’époque, mené avec une aisance consciente par Quebec, dont le timbre paraît plus sage et doux après une décennie loin du studio de Van Gelder. Pour ces premiers 45 tours, Quebec fait appel à un groupe composé de l’organiste Ed Swanston, du batteur Les Jenkins et du bassiste Sonny Wellesley, des noms plus familiers pour ceux qui fréquentaient les boîtes de nuit de Harlem à la fin des années 1950 que des dates d’enregistrement jazz. Ainsi, ces premiers morceaux offrent un aperçu d’un son qui n’est pas strictement lié au jazz. Des morceaux comme « Later for the Rock », « Zonky » et « Dear John » possèdent un jeu d’orgue rauque et une guitare cinglante qui pourraient être confondus avec un R&B de l’époque, et on y entend le blues, les rythmes endiablés et les ballades matinales se mêler au cuivre de Quebec.

Ces faces reproduisent le répertoire d’un véritable groupe afro-américain de l’époque, dans un centre urbain, où il fallait non seulement connaître Charlie Parker, mais aussi le jump blues et T-Bone Walker. On ressent presque la fumée piquante d’un club au plafond bas après les heures de travail sur un morceau lent et fumant comme « Blue Monday », l’âcre arôme malté des bières renversées qui s’échappent de ces grooves soir après soir.

La maîtrise d’Ike Quebec témoigne de sa maîtrise du jazz, du blues et du R&B, avec aplomb, lyrisme et décontraction, quel que soit le tempo. Après ces deux enregistrements au jukebox qui ont réorienté son attention auprès du public, il a commencé à enregistrer des classiques comme « Heavy Soul » et « Blue & Sentimental » avec des noms de jazz plus connus : Paul Chambers, Milt Hinton, Sonny Clark, Grant Green, et bien d’autres. Deux séances d’enregistrement de février 1962 témoignent du mélange indélébile de hard bop et de blues de Québec. Ses interprétations de standards comme « All of Me » et « What Is There To Say », ainsi que de Gershwin et Hart & Rodgers, sont faciles à avaler, dégagent une chaleur et procurent une sensation de détente aussi agréable qu’un whisky pur. Mais ce seront les avant-derniers enregistrements de Québec. À peine trois ans après son retour à la musique, Québec succombe à un cancer du poumon dans les premières semaines de janvier 1963. Pourtant, son son survit dans « The Complete Blue Note 45 Sessions Of Ike Quebec ».

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Coleman Hawkins et Ben Webster
Thelonious Monk jouant du piano en 1947. Photographie de William P. Gottlieb.

Andy Beta est l’auteur du prochain ouvrage « Cosmic Music: The Life, Art, and Transcendence of Alice Coltrane ». Il vit à New York.


Image d’en-tête : Ike Québec. Photo : Francis Wolff / Blue Note Records.