Pour de nombreux amateurs de guitare jazz, le début et le milieu des années 1990 furent une période faste. Les légendes (Jim Hall, George Benson, James Blood Ulmer, Sonny Sharrock, Larry Coryell, Pat Martino, John McLaughlin) étaient en pleine forme. De jeunes talents (Bireli Lagrène, Mark Whitfield, Russell Malone) s’épanouissaient. Enfin, Scott Henderson, Frank Gambale, Kevin Eubanks, Hiram Bullock, Robben Ford, Bill Frisell et Mike Stern présentaient un mélange étonnamment sophistiqué de jazz, de blues et de rock.
Mais ce sont sans doute John Scofield et Pat Metheny qui ont dominé la scène, et leur collaboration de 1994 fut un mariage parfait pour la guitare jazz. Scofield, né le lendemain de Noël 1951 à Dayton, dans l’Ohio, a fréquenté la célèbre école de musique de Berklee au début des années 1970 avant d’obtenir des concerts de premier ordre. Il joua ainsi aux côtés de Billy Cobham, Charles Mingus ou Chet Baker. Il a ensuite rejoint le groupe de Miles Davis en 1982 pendant trois ans, enregistrant une série d’albums solo jazz/rock électrisants, dont « Still Warm » et « Blue Matter ».

Les astres Metheny et Scofield enfin alignés
Sco était d’humeur particulièrement enjouée fin 1993, au beau milieu d’une série de sept albums à succès chez Blue Note et tout juste apparu dans le titre d’Album de l’année du magazine DownBeat, « So Near, So Far », l’hommage magistral de Joe Henderson à Miles. Metheny, quant à lui, était au sommet de sa popularité, fraîchement sorti de ses enregistrements « Secret Story » et « The Road To You », récompensés aux Grammy Awards.
Leur collaboration était presque inévitable pour plusieurs raisons. Ils s’étaient rencontrés et avaient joué ensemble à Boston au début des années 70, avaient improvisé à New York plus tard dans la décennie et avaient eu comme mentor le bassiste et compositeur Steve Swallow. La carrière de Scofield fut également riche en collaborations fructueuses avec d’autres guitaristes. Il a rejoint Coryell sur « Three Or Four Shades Of Blues » de Mingus, Frisell sur deux magnifiques albums Bass Desires pour ECM et sur son propre album « Grace Under Pressure » de 1990. Il a également fait un duo avec John Abercrombie sur l’album « Solar » de 1984 et Vernon Reid sur « Music For The Fifth World » de Jack DeJohnette.
Après quelques faux départs, Scofield et Metheny se sont finalement retrouvés à la fin de l’automne 1993, jouant quelques concerts d’échauffement aussi discrets que possible avec Bill Stewart, le batteur habituel de Scofield, et Swallow à la basse, avant de se retrouver au studio Power Station de New York pour enregistrer « I Can See Your House From Here », un album de jazz fascinant et intemporel, magnifiquement enregistré par l’ingénieur du son James Farber, qui met en valeur les deux musiciens sur des compositions entièrement originales. Et malgré des signatures sonores totalement différentes, il est remarquable de constater la similitude de phrasé des deux guitaristes.
Bop, fusion électrique et ballades acoustiques
Le morceau d’ouverture de Scofield – ainsi nommé pour illustrer la façon dont les deux guitaristes s’observaient mutuellement dans les années 1970 et 1980 – évoque l’univers sonore d’Ornette Coleman. La mélodie blues puissante , l’accompagnement harmonique épuré… Ecoutez aussi les plaisanteries occasionnelles de Sco envers Metheny, qui semblent inciter ce dernier à des déclarations toujours plus outrancières ! On compte parmi les autres compositions de Scofield, « No Matter What » et « You Speak My Language » (deux magnifiques ballades) ainsi que « Everybody’s Party », « One Way To Be » et « No Way Jose, des swings savoureux aux accents bebop.


Photos : David Redfern/Redferns.
Metheny apporte également une contribution substantielle : « The Red One », ainsi nommé en raison de son synthétiseur Roland préféré, est ce qui se rapproche le plus du jazz/rock dans l’album, tandis que les tendres « Message To My Friend » et « Say The Brother’s Name » ont inspiré Scofield à jouer de la guitare acoustique pour la première fois sur disque, ce qui l’a conduit à son album « Quiet » sur Verve quelques années plus tard. Quant à l’ingénieuse valse « SCO », un bel hommage de Metheny à son ami, rappelant quelque peu « Giant Steps » de John Coltrane, le minimalisme chatoyant de « Quiet Rising » est presque troublant.
Scofield célébra la sortie de « I Can See Your House From Here » en avril 1994 avec un article de couverture pour DownBeat et quelques concerts très appréciés pour promouvoir l’album. Il enregistra ensuite le sermonnant « Hand Jive » avec Eddie Harris, tandis que Metheny retrouvait son groupe toujours aussi populaire. Il reviendra ensuite chez Blue Note plus tard dans la décennie, en tant qu’invité sur « Traveling Miles » de Cassandra Wilson en 1999.
Matt Phillips est un écrivain et musicien londonien dont les œuvres ont été publiées dans Jazzwise, Classic Pop, Record Collector et The Oldie. Il est l’auteur de « John McLaughlin : From Miles & Mahavishnu to the 4th Dimension » et de « Level 42 : Every Album, Every Song ».
Image d’en-tête : Pat Metheny et John Scofield se produisant au North Sea Jazz Festival, aux Pays-Bas. Photo : Paul Bergen/Redferns.